Ecriture,  Les Brins de laine

La poule en chocolat #brindelaine3

Je dors mal, c’est un fait. Et c’est sûrement cette facilité qu’ont les souvenirs de surgir à ce moment-là. J’ai beau vouloir les chasser, non pas qu’ils fussent tous pénibles, ils restent, ils s’incrustent, se multiplient, foisonnent, me tiennent éveillée de longues heures comptant chacun sûrement plus de soixante minutes.

Ils sont comme des écheveaux de laine très emmêlés. Il faut trouver un petit bout de laine qui dépasse puis tirer tout doucement. Si on tire trop vite, ça casse et c’est foutu.
Le lendemain, fiout, ils sont partis. Alors que faire, je ne vais quand même pas me lever pour écrire sur ce cahier. Et puis, qui cela intéresse de lire une vieille dame comme moi? Mes filles qui n’ont fait que me reprocher mes choix? Mes petits enfants, pour qui ma jeunesse ne reflète en rien la leur? A qui confier ses souvenirs, ses joies, ses peurs et ses regrets? Est-il bien utile de mettre en lumière sa pudeur et en mémoire ses secrets ….
Pourtant en les couchant douillettement entre ces lignes, ils consentiraient peut-être à être sages, à s’apaiser, à dormir pour enfin me laisser faire de même. Et puis il y a Louise, que j’aime tant et qui me questionne si souvent. J’aurai aimé qu’elle soit ma fille. J’espère que celle-ci lui ressemble.

Un file rose…je tire lentement, c’est un très vieux souvenir.
C’est un gros chagrin d’enfant, un chagrin doublé d’un tel sentiment de honte que je n’ai jamais pu l’effacer de ma mémoire. Quel âge je pouvais avoir? 4 ou 5 ans peut-être. Nous habitions rue Alfred Dumeril à côté du jardin des plantes. Au bout de la rue, il y avait une boulangerie où j’allais avec maman chercher chaque jour le pain.

Les fêtes de Pâques approchant, la vitrine s’ornait d’œufs et de poules en chocolat de toutes tailles et cernés de rubans de toutes couleurs. Mais surtout en plein milieu de ces merveilles trônait une poule pondeuse qui faisait mon admiration . Sur une forme en carton, de vraies plumes étaient collées et à chaque pression sur le dos, des petits œufs en sucre ou en chocolat tombaient dans le petit réceptacle prévu pour les recueillir. Chaque jour il fallait s’arrêter devant la vitrine. Cette poule me ravissait, me fascinait. Je ne peux pas dire que je la convoitais. Elle se situait au-delà de mes espérances.

Un jour, mon père entre dans ma chambre et me dit :
« Janna va dans la cuisine ma chérie et apporte moi mon paquet de cigarettes, il est sur la table ».
Je rentre dans la cuisine et là, en plein milieu de la table, qu’est-ce que je vois, la fameuse poule bien-sûr. Mais je ne peux pas y croire. C’est trop. Ça ne peut pas être pour moi. Je reviens avec le paquet de cigarettes que je donne à papa.
« Alors ? dit-il » Je ne dis rien.
« Tu n’as rein remarqué ? » «  Non papa »
« Retourne dans la cuisine et regarde bien » Je reviens
« As-tu vu quelque chose cette fois ? »Paralysée, tétanisée, je m’enfonce dans mon mensonge « Non je n’ai rien vu »
Je crois que l’essai a eu lieu une 3ème fois. Toujours avec le même succès. Pourtant je sentais la tension monter et l’énervement de papa m’était bien perceptible, mais je n’arrivais pas à faire machine arrière.
Mon père s’est alors fâché très fort et m’a traitée de menteuse. Je l’entend encore dire à ma mère : « Cette enfant est fourbe et dissimulée, et ça je ne le supporte pas ». Papa est sorti en claquant la porte et je voyais maman toute triste.
J’ai alors éclaté en sanglot, maman essayant de me consoler, me donnant mon beau, mon si beau, mais trop beau cadeau. Mais le rêve était brisé et j’étais tellement malheureuse d’avoir peiné mes parents et surtout de les avoir déçus dans leur espoir d’une joie partagée. Par ma sottise, j’avis gâchée une chose précieuse et rare et je me rendais parfaitement compte que mon père lui ne m’aimait plus.
J’en ai encore du remord et je pense que si le souvenir est resté si vivace en moi, c’est que cet incident a marqué pendant longtemps mon attitude vis-à-vis de mon père. Avec lui je suis restée timide, renfermée, pas à l’aise pour tout dire. Je sentais ou je croyais qu’il me jugeait un peu sotte et cela me paralysait parfois.

Un jour, plus tard, bien trop tard, j’étais mariée et mère de mes deux enfants, il m’a dit : « Je n’ai pas cru utile de te faire faire des études, je ne savais pas que tu étais intelligente ».
Cela m’avait fait ni plaisir ni déplaisir, je l’aimais toujours mais je n’avais plus besoin de son jugement à lui sur moi. Mais avant… combien, oh oui !combien sa confiance en moi m’a fait défaut.
Et je crois qu’à cause de cette poule pondeuse, et de ce qui arriva quelques années plus tard, nous nous sommes manqués tous les deux.

Le CAHIER DE JEANNE PAGE 4

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